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Alcool 10 % ! Comment faites-vous ?

Je vous ai parlé dernièrement d’un vin qui ne titre que 10 degrés d’alcool le Terroir Grinou, un vin blanc de la région de Bergerac. Je me suis demandé «comment font-ils?» et j’ai posé la question au vigneron.

M. Guy Cuisset du Château Grinou m’a répondu d’une longue lettre dans laquelle il explique sa démarche et comment il en est venu à produire ce vin à 10 % d’alcool et qui est si bon.

D’ailleurs le vin ne contient même pas les 10,5 degrés minimum imposés par la plupart (sinon tous) des cahiers des charges des appellations AOC/AOP en vins secs.

Sa lettre est tellement intéressante et pleine d’enseignement que je veux la partager avec vous tous. J’ai donc demandé au vigneron la permission d’en publier de larges extraits.

Les sous-titres et les caractères gras sont de moi.

Vous avez mis en exergue les paradoxes de ce vin : il a peu d’alcool et il est pourtant consistant, il est relativement doux en bouche et pourtant il est sec (environ 0.9 g/l de sucres résiduels), il est peu acide et pourtant ne manque pas de longueur en finale, et par-dessus tout cela il est fruité, aromatique, bon à boire, équilibré.
 
Cependant, ceux qui vous répondent qu’on ne peut pas faire de bon vin à moins de 13% sont à mon sens un peu excessifs. Jusque dans les années ’80 les millésimes s’équilibraient très bien à 12.5%. La barre des 13% n’a été franchie qu’en raison du réchauffement climatique, à partir des années 90, mais surtout après 2000. (du moins chez nous, dans le Sud-Ouest).
 
Comme dit un de nos confrères de la région de Béziers, qui a choisi la voie de la désalcoolisation pour ramener ses vins du Sud à 9.5% d’alcool : « quand on touche à l’alcool on touche à des équilibres fondamentaux que le consommateur recherche. S’il ne les trouve plus, il se détourne du produit ».
 
Alors, pourquoi chercher moins d’alcool ?
La réponse est donnée par les consommateurs, et on la retrouve dans les avis des sommeliers que vous rapportez au sujet des achats en dehors de la SAQ.
 
Quand on demande aux non-consommateurs de vin ce qui les empêche de boire du vin, la réponse est majoritairement : l’alcool. Quand on demande aux consommateurs de vin ce qui les empêche d’en boire plus, la réponse est majoritairement : l’alcool.
Il semble que l’alcool soit l’origine et la solution de tous nos problèmes.
 
L’EFFET MILLÉSIME
Enfin, nous devons aussi reconnaître que le millésime 2013 ne nous a pas laissé le choix. Ou plutôt il nous en a donné l’opportunité.
 
Chez nous, c’est l’année la plus froide depuis 55 ans. Seul le mois d’août a enregistré des températures normales. Septembre (à l’inverse de ce que nous venons de vivre cette année) a continué dans cette tendance froide. Sans chaleur, les prévisions étaient des plus pessimistes quant à la qualité de cette récolte.
 
Le millésime nous a quand même donné une chance et révélé un élément que nous ne connaissions pas, et que nous pensions indissociable de la richesse en sucres des raisins: les précurseurs d’arômes étaient « mûrs », le potentiel aromatique était le même que celui des années normales, alors que les raisins, selon nos critères habituels, ne l’étaient pas et laissaient espérer à peine 10% d’alcool après fermentation.
 
Sachant que le potentiel aromatique allait irrémédiablement retomber après son pic, sachant que c’était le seul élément qualitatif qui nous restait pour sauver ce millésime, sachant que nous étions au 20 septembre et qu’il ne fallait plus rien espérer en matière de chaleur et de météo, nous avons commencé la récolte.
 
Pour mémoire, en 2011, nous avons commencé les blancs le 24 août, et les températures les plus fraiches la nuit ne descendaient pas en dessous de 18°C.
 
Nous en venons  enfin à votre question : « Comment faites-vous ? » Ou plutôt comment avons-nous fait ?
 
BIO
Nous arrivons à un autre point crucial de notre démarche : nous sommes en bio. Cela veut dire aussi qu’à certains moments, à certains stades, nous décidons de respecter les décisions de la nature. Et surtout nous essayons d’observer ce qu’elle nous offre, et d’écouter ce qu’elle nous propose. Cette démarche d’humilité et de soumission nous a donné la récompense.
 
Il y a un autre chemin pour faire du vin, et c’est une année difficile qui nous l’a montré. Nous avions déjà fait un essai dans ce sens en 2008, année fraîche, mais pas froide comme 2013. Nous avons décidé de ne pas chaptaliser.
 
Petit à petit nous savons ce que nous devons faire ou ce que nous devons éviter. La difficulté, bien sûr, vient de la grande variabilité des millésimes.
 
Ce que l’on croit totalement et absolument sûr cette année est partiellement, voire totalement inutilisable l’année suivante: quelque chose change tous les ans.
 
Je dis parfois que nous mettons à jour chaque année 365 paramètres avant de commencer la récolte. Il y a en effet 365 jours dans une année, et chacun a une influence sur la typicité des raisins.
 
L’important était de définir un style, un profil, et de mettre sur chaque trait de ce profil une valeur analytique.
 
Nous avons parlé des précurseurs d’arômes, il faut aussi penser à l’acidité (tartrique et malique), à la richesse en sucre, et à un autre élément qui ne se mesure pas en laboratoire, mais dans la bouche du vigneron quand il fait le tour des parcelles: appelons cela le « gras » du raisin, une certaine texture qui détermine une certaine longueur et persistance de goût en bouche, et participe aussi à la « sucrosité » du vin.
 
VÉGÉTALITÉ
Il y a aussi certains repères que nous avons identifiés depuis très longtemps, et qui sont sans doute caractéristiques de l’expression aromatique du Sauvignon sur nos terroirs: j’appelle cela la « végétalité ».
 
Excusez ma prétention, je m’autorise des néologismes que vous ne trouverez nulle part ailleurs. Mais cela correspond vraiment à un stade d’évolution de la pellicule du raisin que l’on écrase véritablement avec les dents. À un certain stade, la sensation n’est plus « herbacée » mais seulement végétale, et évoque pour moi le goût des noisettes vertes cueillies sur l’arbre avant qu’elles ne tombent: c’est finement végétal, fruité, floral, et persistant.
 
Ce qui semble émerger, c’est que la notion de « faible degré d’alcool » est fluctuante d’une année à l’autre: la richesse aromatique et gustative n’est pas obligatoirement en corrélation avec la richesse en sucre.
 
Vous l’avez compris, l’élément clé est la date de récolte. Comme on dit vulgairement, on enfonce une porte ouverte ! Sauf que l’on cherche autre chose derrière la porte.
 
ÉVOLUTION ET RELÈVE
Enfin, et pour conclure, il faut revenir encore une fois au bio. Personnellement j’ai maintenant 60 ans, et je vinifie depuis 35 ans. En 35 ans, vous savez tout ce qui a évolué en agronomie, en viticulture, en vinification.
Nous avons toujours cherché à faire ce qui est le meilleur pour notre vignoble, nos vins, et les consommateurs qui nous font confiance.
 
Bien sûr à une époque nous avons abandonné les méthodes traditionnelles pour un peu plus d’agriculture moderne, puis nous sommes lentement revenus vers l’agriculture raisonnée, et finalement sous l’impulsion de nos enfants nous sommes passés en bio en 2006.
 
J’arrive dans la dernière partie de ma carrière (il faut laisser assez tôt la place aux enfants pour que la transition soit harmonieuse).
 
J’ai toujours voulu faire le mieux possible, mais il y avait toujours une partie chimique de la viticulture qui était dangereuse pour la nature. Et voulant faire bien, j’en faisais trop, et accentuais l’impact négatif de mon activité.
 
Je sais maintenant que cette voie est la bonne: nous faisons de mieux en mieux, dans le bon sens.
 
CHIMIQUE VS BIO
Une autre certitude s’impose à nous.  En bio, les raisins sont MEILLEURS.  Parce que la vigne est plus vigoureuse et le sol plus fertile.
 
Ces deux mots vont peut-être vous choquer. Parce qu’on leur a toujours donné un certain sens et qu’on les a associés à la fertilité et à la vigueur artificielle de l’agriculture ou l’agronomie chimique.
 
En agriculture chimique la vigne est comme les saumons d’élevage: elle vient chercher en surface ce qu’on lui met à disposition. Elle est parfois sur-alimentée, et connaît tous les problèmes liés à l’obésité. Elle est parfois sous-alimentée (c’est aussi le cas chez certains viticulteurs bio) et elle connaît tous les problèmes liés à la malnutrition.
 
En bio, un sol fertile est surtout un sol sain dans lequel la vigne va pourvoir s’alimenter raisonnablement en éléments sains et suffisants pour qu’elle puisse établir elle-même les équilibres nécessaires pour faire face aux conditions du millésime (météo, maladies, parasites, ravageurs) et assurer son rôle de production qui est en fait pour elle la règle de REPRODUCTION omniprésente dans la nature.
 
Un sol sain et fertile produit une vigne en bonne santé: elle ne souffre pas, elle VIT. Elle est belle, vigoureuse, heureuse de vivre.  Elle produit de beaux raisins, qui sont bons, et nous donnent après vinification une partie du bonheur qui donne son sens à la vie.
 
Et pour en revenir à l’alcool, il apporte à dose modérée un peu de griserie, nécessaire aussi au bonheur et à la convivialité. Mais trop d’alcool, nous le savons tous, amène des effets secondaires qui font regretter d’en avoir pris.
 
La qualité d’un bon vin est dans tout le reste : l’harmonie, le goût, l’équilibre, la facilité à boire, la subtilité, les nuances.»
 
Guy Cuisset
Château Grinou, Monestier, France.