Aller au contenu

Des copeaux dans le vin

Dès la vendange 2006, les copeaux de bois seront autorisés pour «fabriquer» des vins français. Un scandale? Pas vraiment.

«Sacrilège!» s’indignent néanmoins les puristes : «ils veulent mettre du bran de scie dans notre vin!». Pourtant, la technique n’est pas nouvelle. Elle consiste à mettre le bois [les copeaux] dans le vin, plutôt que le vin dans le bois [la traditionnelle barrique]. L’astuce a été inventée par les Californiens et mise au point par les Australiens, il y a déjà plusieurs années. Le pourquoi de la chose est bien facile à comprendre, ce n’est rien d’autre qu’une question de gros sous. La barrique de chêne, français, américain ou même slovène, coûte la peau des fesses. Une poignée de copeaux ne coûte que trois fois rien.

Par Sucellus, le dieu gaulois des tonneliers, où allons-nous! Dans le «bon vieux temps», seuls les grands vins avaient l’honneur de connaître le bois. La barrique de chêne – neuf de préférence – était l’apanage des grands crus de France et de Navarre. De nos jours, au grand désespoir des vieux fourneaux, sous l’impulsion des producteurs et des consommateurs du Nouveau Monde, le vin se démocratise, hélas! Le recours aux copeaux permet aujourd’hui d’offrir au commun des mortels des nectars boisés, à tout petit prix.

Au départ, portée par une habile stratégie de mise en marché, la technique a permis de transmettre un message tout simple aux consommateurs : les grands vins, boisés, il s’entend, coûtent bien cher; mais maintenant, tout le monde peut s’offrir une noble bouteille, à prix très doux. Un petit tour de passe-passe a rendu la chose légalement possible. Il a suffi, pour faire passer la pilule, de remplacer «Barrel Aged» par «Oak Aged» sur l’étiquette, et le tour était joué, sans que le consommateur, peu averti, ne perçoive très bien la petite nuance.

Le problème, si problème il y a, c’est que les consommateurs du Nouveau Monde, à qui s’adressaient ces nouveaux vins, les ont beaucoup aimés. De plus, beaucoup de ces consommateurs étaient de nouveaux consommateurs et c’est en buvant ces vins «de copeaux» qu’ils ont découvert le vin. Le pli a pris. Le goût des vins boisés [à peu de frais] est maintenant solidement établi dans tout le Nouveau Monde. Le succès est énorme. Pire – oserions-nous dire – ce goût pour le bois gagne même les consommateurs européens amateurs de «bons petits vins pas chers». Les jeunes surtout sont accros. L’avenir semble bien sombre pour les traditionalistes et autres défenseurs du terroir sacré [ou du sacré terroir, c’est selon].

Les producteurs français, dont les ventes, en France comme dans le monde, baissent dramatiquement depuis des années, sont pris de panique. Surtout ceux qui produisent des vins de bas ou de moyenne gamme. Pour relancer leur industrie, ils font feu de tout bois, bois merrain, douves et douelles compris. Leur première réaction, bien française, a été d’accuser le consommateur. Rien de moins. À entendre les Guibert et autres pourfendeurs de la mondialisation de ce monde, les vins «standardisés» du Nouveau Monde ne sont que d’horribles et imbuvables concoctions industrielles. Seuls les traditionalistes [ceux qui ne veulent rien savoir des techniques modernes], respectueux [jusqu’au fétichisme] du terroir sacré [bis], savent faire du vrai vin.

Pour eux, si leur vin ne se vend pas, c’est tout bonnement que les consommateurs sont des béotiens, des ignares qui ne savent pas boire. Malheureusement, insulter les acheteurs ne s’est pas révélé la stratégie la plus habile, encore moins la plus efficace. Les acheteurs ne semblent pas avoir compris le message [on se demande bien pourquoi] et la mévente s’accélère.

Alors, certains producteurs, un peu plus malins, ont commencé à comprendre. Ils ont eu une idée géniale, pour des Français, répondre à la demande du consommateur et lui offrir ce qu’il aime. Faire la même chose que ceux qui ont du succès, pourquoi pas? Se mettre aux copeaux a donc semblé à plusieurs un bon moyen de répondre à la dure concurrence étrangère. Malheureusement, le copeau de bois était jugé déloyal dans les «Vieux Pays» et il était interdit par l’autorité compétente à Bruxelles, où siège la Commission qui impose sa loi à toute l’Europe.

Qu’à cela ne tienne! Après une longue bataille [une dizaine d’années], c’est maintenant acquis [ou presque]. Bruxelles a cédé [en février] aux pressions exercées par la faction «progressiste» de l’industrie vinicole et va autoriser l’utilisation des copeaux dans toute l’Europe. Petit bémol, l’autorisation n’est pas totale, loin de là.

Certaines restrictions sont imposées, qui limitent significativement l’utilisation des copeaux de bois. D’abord, il reste interdit d’ajouter des copeaux dans les moûts. Ils ne sont autorisés que sur les «vins finis». Cela revient à dire que les copeaux ne sont pas autorisés pendant la vinification, mais seulement une fois les fermentations terminées, lors de l’élevage. Cette décision est pour le moins étonnante, parce que si cette méthode convient plutôt bien aux vins rouges, ce n’est vraiment pas l’idéal pour les vins blancs. En effet, les vins blancs les plus réussis sont souvent ceux qui connaissent le bois [fûts ou copeaux] pendant les fermentations. «M’enfin!» comme dit Gaston, pour quoi faire des lois simples quand on est bureaucrate et qu’on a le pouvoir de faire la loi?

De plus, la Commission a fixé une norme pour la grosseur minimale des copeaux. Celle-ci ne doit pas être inférieure à 2 mm. Deux millimètres, c’est très petit. Néanmoins, cette taille légale a l’avantage de faire en sorte que les copeaux sont interdits sous forme de poudre. Les puristes du vin se consoleront, il n’y aura donc pas de sciure de bois dans leur vin. Les puristes de la langue ne sont pas oubliés non plus. Ils pourront ajouter un nouveau mot à leur vocabulaire, la granulométrie, qui est l’action de mesurer la grosseur de chaque copeau. À vos règles, messieurs les inspecteurs!

Là où ça se corse [comme ils disent à Ajaccio], c’est que les catégories de vins éligibles à l’élevage aux copeaux de chêne restent du ressort de chaque pays membre. En France, seuls les vins de table et les vins de pays ont, pour l’instant, droit aux copeaux, mais rien n’est coulé dans le béton. La question d’autoriser les copeaux pour les vins en AOC est toujours débattue. Alors, tout est encore possible.

L’Italie se dit favorable aux copeaux, même pour les DOC [équivalent aux AOC]. Seules les DOCG [une catégorie supérieure, qui n’existe pas en France] seraient épargnées. De toute façon, cela n’a peut-être pas beaucoup de conséquences, puisque beaucoup des meilleurs vins italiens sont des IGT, équivalents italiens des vins de pays français. Pensons, par exemple, aux super toscans.

L’Espagne est moins enthousiaste. Elle demande même à la Commission européenne d’être plus sévère et d’exiger que les copeaux soient réservés aux seuls vins de table. L’Espagne exige aussi un étiquetage spécifique pour les vins traités avec des copeaux. Il est vrai que le vin espagnol est élevé dans des barriques de chêne américain, qui coûte beaucoup moins cher que le prestigieux chêne de l’Allier. Les Espagnols ont donc ici un [petit] avantage sur les Français.

Quoi qu’il en soit, la proposition espagnole a bien peu de chance d’être retenue par Bruxelles. Si l’autorisation d’utiliser les copeaux a été donnée, c’est pour relancer les ventes des vins européens. Ce n’est certainement pas en obligeant les producteurs à afficher ce qui sera nécessairement interprété par les acheteurs comme la preuve qu’ils ont affaire à un vin trafiqué et de mauvaise qualité qui va aider à renipper l’industrie.

Malgré ces restrictions, les vins de copeaux français, italiens, espagnols, etc., vont donc bientôt faire leur apparition sur les étalages. C’est loin d’être une catastrophe.

D’abord, cette décision ne changera rien à la façon dont les meilleurs vins seront élevés. La traditionnelle barrique ne va pas disparaître. Qu’on se rassure, Château Latour n’adoptera pas les copeaux de sitôt. Ceux qui savent apprécier ces vins, et qui ont les moyens de se les payer, peuvent dormir tranquille.

Pour ce qui est de ceux qui ont des moyens plus modestes, ils auront enfin le choix. Les amateurs de vin boisé retrouveront ce goût qu’ils aiment, sans se ruiner. Pour se faire plaisir [n’est-ce pas ce qu’il y a de plus important quand on achète une bouteille?], ils pourront maintenant acheter français, italien ou espagnol pour satisfaire leur passion. Quant à ceux qui n’aiment pas, ne soyons pas inquiets, il restera toujours assez de producteurs traditionalistes pour répondre aussi à cette demande. Tout le monde sera heureux.

Jancis Robinson, le célèbre master of wine, ne dit pas autre chose quand elle affirme : «Les copeaux ne sont pas nécessairement un mal : ils donnent au vin le type de saveur que le consommateur recherche pour un prix infiniment moins élevé qu’une maturation en véritable fût de chêne».

C’est qu’il ne faut pas oublier que le vin est un business. Quoi que certains en disent, cela reste vrai aussi bien pour la production «industrielle» que la production dite artisanale. Pour vendre son vin, tout producteur doit cibler son marché et répondre aux attentes de ses acheteurs. Et, sur le marché des petits vins, ce qui compte, pour ceux qui achètent ces vins, c’est de trouver le produit qu’ils aiment, au plus bas prix possible. Cela ne lèse en rien les amateurs plus exigeants, ceux qui sont prêts à y mettre le prix pour se procurer des vins plus haut de gamme.

En somme, copeaux ou barrique est un faux débat. Certes, tout le monde convient que la barrique apporte aux vins des qualités que ne peuvent apporter les copeaux. Ceux-ci ne peuvent remplacer, faire le même travail, que la barrique. Ils peuvent néanmoins contribuer, d’une autre façon, à améliorer certains vins. Par exemple, certains producteurs disent que leurs consommateurs apprécient beaucoup le petit goût sucré que donnent les copeaux. À chacun de choisir son école.

Les amateurs plus exigeants continueront à payer plus cher pour les vins boisés de façon traditionnelle tandis que les autres trouveront à satisfaire leurs plus modestes besoins à un coût qui leur convient.

Après tout, il ne faut pas tomber non plus dans un fétichisme de la barrique. Émile Peynaud ne rappelait-il pas que, malgré toutes les vertus du bois, « la barrique ne fait pas le vin, pas plus que l’habit ne fait le moine». Certes, plusieurs craignent encore que les copeaux soient plus un déguisement qu’un habit mais, si un peu de maquillage suffit à satisfaire la masse des consommateurs, pourquoi la priver de son plaisir?

Il n’en reste pas moins que pour un amoureux du vin, les copeaux représentent tout de même un certain danger.

Ce danger ne vient pas du fait que certains producteurs, pour certains vins, utilisent des copeaux, mais plutôt qu’ils les utilisent imprudemment. Pour l’amateur éclairé que nous prétendons être [sans prétention], le mauvais vin est d’abord et avant tout le vin trop boisé.

L’abus de chêne, qui donne à bien des vins cet épouvantable arrière-goût de madrier, est détestable. Mais, soyons honnêtes, beaucoup de vins pourtant élevés en barrique sont, eux aussi, outrageusement boisés. Les copeaux ne sont donc pas les seuls responsables de cette dérive œnologique.

Là où les copeaux représentent un danger, c’est malheureusement qu’ils ont le défaut de leur principale qualité, ils ne coûtent pas cher. Pour quelques sous, le producteur peut remplacer l’onéreuse barrique. Or, chacun en conviendra, il est beaucoup plus facile d’abuser d’une bonne chose qui ne coûte rien que de celle qui coûte une fortune.

Les copeaux facilitent donc la tentation d’en abuser. Il n’en reste pas moins que le vin très [trop] boisé n’est qu’une mode et qu’elle passera. Les copeaux, c’est d’abord une solution économique qui permet d’offrir au consommateur ordinaire des vins intéressants à prix abordable et ils resteront. Il faut néanmoins espérer que les producteurs apprendront à les utiliser avec discernement. C’est le défi que doivent relever les producteurs européens maintenant qu’ils ont eux aussi accès à cette technique nouvelle.

Les images proviennent du site de la compagnie Arobois qui produit des copeaux de chêne dans le Sud-Ouest de la France.