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Des goûts différents

On ne perçoit pas les mêmes goûts ni les mêmes arômes…

Un collègue dégustateur chevronné et brillant chroniqueur de vin a dit l’an dernier après une longue séance de dégustation que tout bon chroniqueur de vin doit faire abstraction de son goût.

J’ai alors trouvé la formule intéressante et depuis ce temps je m’interroge sur la capacité de mettre cela en pratique.

«Ce vin est trop boisé. — Non, le boisé est léger. — C’est déplaisant, du jus de madrier.  — C’est savoureux, de la belle vanille. — Je ne perçois pas de bois dans ce vin!»

«Il est astringent.  — Pas tant que ça, je dirais un peu tannique.  — Pas du tout, il n’a pas de tanins, il est mou.»

On parle pourtant ici du même vin. Une même bouteille, mais plusieurs personnes!

Du pétrole et du pipi

Des amateurs de vin ne détectent pas l’odeur de pétrole dans certains rieslings d’Alsace, d’autres ne sentent pas le pipi de chat dans des sauvignons de Nouvelle-Zélande.

Ces variations dans la description des odeurs se constatent aussi chez les grands dégustateurs qui testent des centaines de vins chaque année.

En parlant d’un même merlot du Chili, des chroniqueurs notent des arômes de menthe, de cacao et même d’eucalyptus; alors que d’autres mentionnent des odeurs de feuilles de tomates, de légumes trop cuits et même de plastique brûlé!
Certains ne sentent pas ces odeurs végétales de feuilles de tomates qu’on retrouve dans un grand nombre de vins rouges du Chili.

Comment peut-il y avoir tant de différences?

Nous croyons trop souvent que nous sommes semblables, ou nous voudrions l’être, mais nous sommes tous très différents.

La perception des odeurs est très inégale d’une personne à l’autre. J’ai déjà mentionné dans un article précédent les résultats de la recherche du Dr Charles Wysocki du Monell Chemical Senses Center de Philadelphie qui affirme qu’un grand nombre de personnes ne peuvent détecter des odeurs que d’autres apprécient ou détestent. (1)

Il donnait l’exemple du musc qui est une odeur intense et acre pour plusieurs, mais que 43 % des gens ne peuvent détecter. C’est peut-être pour cela que nous voyons moins de ces lotions après-rasage au musc. Près de la moitié des femmes ne le sentent pas.

Le brillant docteur ajoutait que d’autres arômes du vin ne sont souvent pas décelés comme les odeurs de banane, de poires, de bois de santal, de bonbon, et de plusieurs parfums floraux.

De plus, selon le même chercheur

deux tiers des récepteurs sensoriels potentiels dans nos nez sont morts, pour des raisons génétiques. On a ainsi des taches aromatiques aveugles, une sorte d’anosmie.

Ces zones non sensibles varient d’une personne à l’autre et font que nos goûts diffèrent tant. (2)

Le goût

Il y a pire encore. À force de déguster en groupe, nous nous rendons bien compte qu’en plus de ne pas sentir les mêmes choses, nous ne goûtons pas non plus les mêmes choses. Ainsi, les gens réagissent différemment aux tanins, ce qui fait qu’un vin peut sembler équilibré à l’un, mais pas à l’autre. La sensibilité gustative dépend du nombre de papilles gustatives de chaque individu, de la sensibilité et de la nature de ces papilles. (3) (4)

«La perception de l’équilibre est si individuelle. Il peut y avoir un éléphant à un bout de la balançoire et la Fée Clochette de l’autre et certains percevront le vin comme équilibré en raison de l’algèbre de leur cerveau,» affirme Ann Noble de l’Universsité Davis de Californie, cité dans le Wine Spectator. (4a)

La professeure Linda Bartoshuk de l’Université Yale dit qu’un quart de la population a beaucoup de papilles et qu’un autre en a peu. (5)

Au sujet de cette carte qui positionne les quatres saveurs sur une langue, le neurobiologiste Patrick Mac Loed dit que «C’est un bobard. Chacun d’entre nous a une topographie différente de sa langue.» (11)

L’Acidité

L’acidité est l’élément le plus important, selon moi, dans l’appréciation des vins. Ou plutôt la perception de l’acidité. L’acidité accentuera la sensation tannique. Il diminuera la sensation sucrée. Un vin peu acide nous semblera mou, pâteux ou trop sucré. Un vin très acide semblera plus vert, plus tannique, plus rugueux.

Là encore, il faut nuancer. Car, on ne perçoit pas tous l’acidité au même degré. Selon l’oenologue Jacques Blouin, le pH bucal veut varier de près de 900 % d’un individu à l’autre. « de +0,2 à +0,9 unité (58 à 900%)… Ces variations considérables du pH bucal (…) expliquent assez largement les différences de perception et de préférence de l’acidité selon les individus, les circonstances. Ce mécanisme simple mais fondamental est trop souvent sous-estimé.» (6)

M. Blouin ajoute que tout ceci est accentué ou dilué selon notre production salivaire «le goûteur ne perçoit pas l’acidité du vin, mais celle du mélange vin-salive (…) Le flux salivaire varie d’environ 0,1-0,2 à 1,2-1,5 millilitre par minute.» Donc, une différence de 1 à 15 selon les individus. C’est dire alors à quel point notre sensibilité à l’acidité est très différente d’une personne à l’autre.» (7)

Les jurys

Alors, imaginez maintenant qu’elles sont les conséquences de cela dans un jury, un concours de vin.

Tout ceci crée des difficultés terribles pour des concours de vin. Si vous rassemblez une équipe de goûteurs, les juges éliront différents vins. Le résultat sera un compromis qui ne reflétera probablement pas les préférences d’aucun des jurés, nous dit Jamie Goode. (3)

On n’a qu’a prendre l’exemple du fameux Jugement de Paris où le vin rouge qui a gagné, le Stag’s Leap, n’a été le premier choix que de 4 des 11 dégustateurs. (8)

Cette différence est accentuée lorsque les membres du jury proviennent de différentes cultures.

Je participe régulièrement à un jury de dégustation avec des collègues de l’Ontario. Ils donnent de bonnes notes aux sauvignons herbacés et aux rieslings un peu sucrés, de mauvaises notes aux sauvignons minéraux et au riesling pétrolés. Les jurés francophones font exactement le contraire. Alors quels sont les vins qui reçoivent les médailles d’or? Les liquides qui obtiennent des notes moyennes et qui sont les préférés de personnes!

Les femmes dégustent mieux que les hommes

La différence s’accentue aussi en fonction du sexe. Eh oui, on voit malheureusement peu de femmes dans les clubs de dégustation et dans les concours de vins. Elles seraient moins compétitives dit-on. Pourtant, elles dégustent mieux que les hommes. Selon l’oto-rhino-laryngologiste Linda Batorshuk «chez les Américaines caucasiennes, 35 % des femmes sont des supertasters et seulement 15 % des hommes.» (9)

En conclusion

Tout cela pose un fâcheux problème aux chroniqueurs qui désirent bien décrire le vin. Comment faire si personne ne sent ni ne goûte la même chose?

Peut-on alors faire abstraction de son goût? On goûte avec son goût, comme on voit avec ses yeux. De toute manière, on ne peut pas faire abstraction de ce qu’on ne connaît pas. Connaissez-vous votre pH bucal et votre volume de production salivaire? Et là encore, est-ce qu’on serait plus avancé?

Nos goûts changent, évoluent. Au début, on aime les vins très costauds, boisés, confiturés. Puis, on aime moins le bois, ou on le détecte plus, ou s’en lasse. On s’éloigne tranquillement des vins charnus pour rechercher la finesse, la vivacité. D’autres font le chemin inverse.

Est-ce un avantage d’avoir plus de papilles gustatives? Jancis Robinson dit que les supertasters sont désavantagés parce qu’ils verraient trop de défauts dans le vin. (10)

On en apprend tous les jours dans ce merveilleux monde du vin. Que doit-on faire? Continuer à chercher, apprendre, puis être conscient de la réalité, la reconnaître et l’accepter.

Comment alors vous consommateurs pouvez vous y retrouver dans les descriptions de dégustations des chroniqueurs? Je ne peux que donner un conseil: en lire beaucoup, de plusieurs et en trouver quelques-uns dont les goûts se rapprochent des vôtres à ce moment-ci.

Ce qui compte c’est d’y trouver son plaisir.
Découvrir un bon vin, chaque jour et le partager.


(1) Votre odorat est aussi unique que vos empreintes digitales
(2) Do You Taste What I Taste?
(3) The myth of the Universal Palate
(4) Taste Science
(4a) Wine Spectator, mai 2005
(5) Bartoshuk LM 1993 Genetic and pathological taste variation: what can we learn from animal models and human disease?
(6) Jacques Blouin: Le dictionnaire du vin et de la vigne (Dunod)
(7) L’acidité dans le vin
(8) The analysis of a wine tasting
(9) Do Taste Buds Make The Wine Critic?
(10) The PROP test and reactions to it
(11) Pas nez pareils

  Modifié le 15 novembre