Le 11 novembre, lors d’un débat à Toronto, Bernard Landry a émis l’hypothèse que l’une des conséquences dramatiques de la défaite des Français sur les Plaines d’Abraham (1759) avait été que, coupés de tout lien avec la mère patrie, les Canayens furent par la même occasion privés aussi de vin. Une tragédie dit M. Landry.
Le Canada privé de vin par la Conquête ? Il faut nuancer. Il faut d’abord se poser la question à savoir quelle importance avait le vin dans la colonie et, surtout, qui en buvait ? Il faut aussi voir ce que l’occupation anglaise a changé.
Tout au long du XVIIo siècle, on a d’abord tenté de faire du vin avec ce que le pays avait à offrir, les vignes indigènes qui poussaient ici. Ces vignes donnaient peu de vin et, surtout, du vin de bien mauvaise qualité. On a ensuite (surtout au XVIIIo siècle) tenté de faire pousser ici des vignes importées de France. Elles n’ont pas résisté aux durs hivers canadiens. Il a donc fallu se résigner. Pour boire du vin, il fallait l’importer de France. Mais à quel prix ?
Tous les témoins de l’époque semblent unanimes, en Nouvelle-France, le vin importé de France est une denrée rare et chère réservée à une élite.
Dès 1636, le père jésuite Paul Lejeune écrit dans sa Relation que les premiers habitants de la colonie boivent surtout du cidre et de la bière. Il ajoute : « et parfois du vin, comme aux bonnes festes ». C’est que le vin est cher : « Il vaut dix fois la pinte » (il dix fois plus cher qu’à Paris). Il est donc plus important de se bien nourrir que de bien boire. Comme l’écrit le père Lejeune : « On se passe mieux de vin que de pain ».
Quelques années plus tard, en 1664, Pierre Boucher dans son Histoire véritable et naturelle des mœurs & productions du pays de la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada, confirme :
Quelle boisson boit-on ? Du vin dans les meilleures maisons, de la bière dans d’autres; un autre breuvage qu’on appelle du bouillon qui se boit communément dans toutes les maisons; les plus pauvres boivent de l’eau, qui est fort bonne et commune dans ce pays ici.
Selon Prévost (1986) le bouillon était obtenu «en faisant fermenter de la pâte crue dans une solution d’eau épicée ».
De l’eau et du bouillon donc pour les plus pauvres. Pour le plus grand nombre, de la bière. De petites brasseries existent déjà à Québec dès 1646 et à Montréal dès 1650. En 1671, Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France, fonde aussi une importante brasserie à Québec. La bière semble donc la principale boisson alcoolique consommée par nos ancêtres.
Si les Canayens ne buvaient que rarement du vin, c’est qu’en Nouvelle-France, les quelques tonneaux qui faisaient la traversée depuis la France étaient rares et, surtout, très chers. On servait du vin à la table du gouverneur et, pour les grandes occasions, les riches bourgeois s’offraient aussi ce luxe. Le peuple, lui, ne pouvait en boire que très rarement.
La rareté et la cherté du vin dans la colonie s’expliquent facilement. Aux XVIIo et XVIIIo siècles, en France, le vin est rarement mis en bouteille. Pour le transport, il est mis en tonneaux. Or, dans ces récipients, il ne se conservait pas longtemps, moins d’un an le plus souvent. Rares sont les vins de cette époque qui pouvaient survivre aux chaleurs de l’été. Dès juillet, le vin tournait le plus souvent en vinaigre. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’arrivée du vin nouveau au début de l’automne était en France l’occasion de grandes réjouissances.
Il était alors presque impossible d’exporter un vin potable vers les colonies, surtout vers le Canada. C’est qu’en France, les vendanges se font à l’automne. Quand le vin nouveau était fait, il était déjà trop tard dans la saison pour le mettre sur un bateau. Le dernier navire en partance pour Québec avait mis les voiles depuis déjà un bout de temps.
Ce n’est donc qu’au printemps suivant les vendanges que l’on pouvait charger quelques tonneaux dans les cales des bateaux qui, le plus souvent, voguaient d’abord vers les Antilles avant de faire escale à Québec pour ensuite mettre le cap vers leur port d’attache en France. Un très long voyage, sous un soleil de plomb. On peut imaginer dans quel état ce vin malmené était débarqué sur les quais de la basse ville. Il est vrai que pour protéger le vin, l’expéditeur y ajoutait souvent de l’eau-de-vie pour retarder les méfaits du temps et de la chaleur.
Quelles quantités de vin arrivaient ainsi en Canada ? Selon Catherine Ferland (La saga du vin au Canada à l’époque de la Nouvelle-France, 2004), le nombre de tonneaux a considérablement augmenté avec les années. Elle écrit :
D’après les registres de départ des navires de l’Amirauté de Guyenne, entre 1699 et 1716, Bordeaux expédie en moyenne de cent à cent cinquante tonneaux de vin à Québec annuellement.
Ce qui est bien peu.
Avec les années, la richesse de la colonie et de ses habitants augmente. Les quantités de vin importé aussi selon Ferland :
D’après les registres du Bureau du Domaine d’Occident à Québec, l’importation de vin oscille entre mille et deux mille barriques de 1705 à 1730 environ, puis grimpe ensuite pour atteindre trois mille, quatre mille et même, pour certaines années, plus de sept mille barriques de vin, ce qui équivaut à plus d’un million de litres actuels.
Pourtant, le plus sûr commentateur de la vie en Nouvelle-France à la fin du Régime français, le Hollandais Pehr Kalm (Voyage au Canada, 1749) affirme toujours que :
L’eau constitue presque exclusivement la boisson des gens du commun. Les gens de qualité qui en ont les moyens boivent tous du vin français.
Que faut-il en conclure ? Nous devons faire confiance aux témoins de l’époque selon qui les colons ne buvaient que rarement du vin. Alors, comment expliquer que si seulement les « gens de qualité » pouvaient s’offrir le luxe de boire du vin, l’on n’en importait pas moins des quantités plutôt importantes, à tout le moins dans les toutes dernières années de la présence française au Canada.
Une explication tout a fait plausible est qu’à partir de 1750, la France et l’Angleterre s’affrontent farouchement pour la possession des colonies en Amérique du Nord. Ce sera la Guerre de Sept Ans. La présence militaire française est alors grandement renforcée en Nouvelle-France pour assurer la défense de la colonie. Il faut donc beaucoup plus de vin pour satisfaire tous ces militaires qui viennent s’ajouter au petit nombre de « gens de qualité » qui constituaient l’élite qui gouvernait le pays.
L’arrivée massive de tous ces soldats et des nombreux administrateurs qui les accompagnaient explique en bonne partie ce boum des importations de vin à la fin du Régime français. À cela, l’on peut aussi supposer que la classe des marchands s’était aussi enrichie dans ces années qui furent très prospères. Les élites locales pouvaient-elles aussi consommer plus de vin. Le petit peuple, les colons, c’est beaucoup moins sûr.
Pour l’habitant, la bière reste la boisson la plus répandue. En Nouvelle-France, les Canayens buvaient aussi beaucoup de rhum venu de St-Domingue (Haïti). Le commerce entre ces deux colonies françaises était assez important. Le grand avantage du rhum sur le vin est qu’il voyage beaucoup plus facilement que le vin. Aussi, la teneur en alcool du rhum étant beaucoup plus élevée que celle du vin (celui de l’époque en particulier), le ratio plaisir/coût fait du rhum une boisson beaucoup plus économiquement rentable à importer.
En plus de la bière et du rhum, une autre boisson s’offre aux gens de l’époque, le cidre. En France, au nord de la Loire, le cidre est depuis le Moyen-Âge le grand rival du vin dans la faveur populaire. Nos ancêtres étant surtout originaires des pays de France où le cidre est la boisson principale, ils ont tout naturellement amené cette tradition avec eux. Ils l’ont fait d’autant plus facilement que le pommier pousse bien plus facilement que la vigne sur les rives du Saint-Laurent.
Il faut aussi parler de la bagosse (alcool frelaté) que les plus ingénieux savaient fabriquer clandestinement pour éviter les taxes excessives sur les boissons alcooliques (déjà !). Cette eau-de-vie, tant décriée par le clergé, était la monnaie d’échange essentielle pour le commerce de la fourrure entre les coureurs des bois et les «Sauvages». Elle coulait aussi à flot dans nos chaumières. Faut ben se chauffer le Canayen !
En somme, sous le Régime français, nos braves ancêtres ne se privaient pas de prendre un coup et d’avoir le coeur à la fête. Le vin n’avait cependant pas souvent part aux réjouissances.
Après la Conquête, les élites, militaires, administrateurs et riches bourgeois, rentrèrent massivement en France. Ces gens qui buvaient du vin sont retournés dans leur pays. Ceux qui sont restés, nos ancêtres les habitants, n’ont cependant guère souffert du manque de vin français. Ils en buvaient déjà si peu.
Ils sont restés fidèles à la bière. Sous le Régime anglais, John Molson prit rapidement la relève et fonda sa brasserie dès 1786. En 1818, ce sera au tour de William Dow de faire la même chose.
Les Anglais ont aussi fait découvrir de nouvelles boissons aux Canadiens. Le whisky et le gin sont apparus et le rhum de la Jamaïque a remplacé celui de Saint-Domingue ou de la Martinique.
Sous le Régime anglais, le vin non plus n’a pas disparu. Il a même commencé a se faire, timidement, une petite place dans nos fêtes. Cependant, les Anglais importaient bien peu de bourgogne ou de bordeaux. Ils préféraient importer des vins qui voyageaient plus facilement. Il y avait d’abord le madère, le fidèle compagnon de tous les marins, Il y avait aussi du mauvais sherry édulcoré et, bien entendu, le porto.
Ce sont donc des vins au goût sucré que nos ancêtres ont appris à aimer sous l’Union Jack. Que de chemin parcouru depuis !
(Benoit Guy Allaire est l’auteur de Goûter le vin, le manuel de la dégustation.)
Les photos proviennent du site du Musée de la Civilisation
sauf celle de l’aubergiste Mme Aubry qui est du Musée canadiens des civilisations.